Cliométrie et gestion : vers une nouvelle alliance ?

La Nouvelle histoire économique (terme proposé par Jonathan Hughes) ou Cliométrie (terme élaboré par Stanley Reiter), littéralement mesure de l’histoire, est d’origine relativement récente. Les premiers à s’en réclamer ont été Conrad et Meyer en 1957 et 1958 [1]. Cet article vise à montrer son intérêt non seulement pour les économistes (qui y ont trouvé une forme d’histoire économique plus proche de leur culture et de leurs intérêts), mais aussi pour les gestionnaires. Il pourra sembler incongru à certains lecteurs de rapprocher ainsi gestion et histoire. Ce rapprochement n’est pourtant pas récent. A côté d’historiens économistes attelés à des travaux à l’échelle macroéconomique (Kuznets) ou plus sectorielle (Rostow), préoccupés par l’idée de définir de façon parfois trop simpliste et agrégée les étapes de l’évolution du système capitaliste, tout un courant d’historiens a cherché à développer une histoire d’entreprise (business history), afin de comprendre le rôle des grandes entreprises dans l’histoire économique américaine (cf. par exemple les travaux de Chandler, 1962, 1977 et 1980). Si d’aucuns ont déploré la dépendance de cette histoire d’entreprise aux schémas d’interprétations macroéconomiques, elle s’est depuis fort émancipée (mais en reprenant les outils propres à la cliométrie [2] élargie à l’apport des autres sciences sociales).

Plus fondamentalement, les sciences de gestion visent à la prise de décision. Elles sont orientées vers l’action et donc, par définition, vers l’avenir. L’histoire semble être tout le contraire : tournée vers le passé et donc libérée de la contrainte du choix en incertitude, elle apparaît a priori comme un récit descriptif sans grand intérêt pour le décideur (Caron, 1987, p. 8). Ce serait une erreur de le croire. Déjà simplement parce que les sciences de gestion font partie de ce grand ensemble des sciences sociales (ou morales et politiques) au sein duquel on assiste depuis une vingtaine d’année à un retour de l’histoire (et de la dimension d’historicité, ainsi qu’à l’accent mis sur les structures institutionnelles). L’entreprise, objet d’étude des sciences de gestion, est elle-même une institution caractérisée par une certaine culture (la culture d’entreprise) qui imbibe ses membres et influence ses modes de décision (Ramamantsoa, 1987). Comme North [3] (1990, 1994) l’a démontré au niveau des nations, cette culture est elle-même une forme d’institution (non formelle) qui réduit les coûts de transaction (ici dans la firme) en homogénéisant les systèmes de signification. Elle se caractérise par un certain degré de dépendance à la trajectoire (path dependency) dont seule l’analyse historique peut éclairer la genèse (chose qui peut être bien utile pour comprendre pourquoi à certains moments cette culture s’avère déficiente). La même chose pourrait être dite de l’analyse des structures organisationnelles de la firme dont la sociologie des organisations n’éclaire peut-être pas suffisamment la genèse et l’évolution. Bref, dans l’entreprise aussi, l’histoire compte (Kantrow, 1986).

 

Evolution de la cliométrie : deux grands courants

La naissance de la cliométrie a marqué pour ses partisans une révolution, une rupture totale avec l’histoire économique traditionnelle. Que cela soit vrai ou non, la chose est, aujourd’hui, sans doute de peu d’importance. Un défenseur de la nouvelle école aussi éminent que Robert Fogel perçoit lui-même une évidente continuité entre l’histoire économique ancienne et la nouvelle. Ce qui ne fait aucun doute c’est que, depuis la fin des années 1950, l’histoire économique accorde une place de plus en plus importante à la théorie (économique), pour le meilleur ou le pire selon les points de vue. Elle a aussi recours à une analyse statistique et économétrique de plus en plus rigoureuse pour la simple raison qu’un bon nombre des problèmes non résolus de l’histoire économique sont tels que les seules réponses intellectuellement satisfaisantes se doivent de faire appel à cet arsenal théorique et empirique. Ce courant « quantitativiste » fut le premier grand courant de la révolution cliométrique en prolongement, d’une certaine manière, de l’Ecole historique allemande et de l’Ecole des Annales. Il peut être aussi d’une grande utilité dans le domaine des sciences de gestion, car l’analyse économétrique de long terme permet de déceler des évolutions que l’analyse descriptive ne pourra jamais saisir. Un historien possédant des informations de long terme sur les caractéristiques de firmes et leur comportement de dépôts de brevets pourra, via un modèle économétrique (qui adjoindra éventuellement des variables sur le contexte, par exemple institutionnel et politique), découvrir des causalités intéressantes sur ce qui peut stimuler l’activité de recherche et développement. Des problèmes comme les conditions favorables à la création d’entreprises (quelles mesures prendre au plan politique) peuvent être plus aisément compris et solutionnés si l’on dispose de séries longues qui permettent de découvrir les permanences au travers des changements historiques. Une base de données de long terme sur la naissance, le développement et la disparition d’un grand nombre de firmes (sur lesquelles on dispose d’un grand nombre d’informations chiffrées) permettrait d’appliquer des techniques économétriques qui autoriseront le chercheur à porter un jugement sur les déterminants de la longévité de ces dernières.

La cliométrie s’inscrit en faux contre l’une des hypothèses fondamentales de l’école dite idéaliste selon laquelle l’histoire ne peut jamais apporter de preuves scientifiques du fait qu’il n’est jamais possible de soumettre à l’expérimentation des événements historiques par définition uniques. Elle répond à cela qu’il est, au contraire, possible, au moins dans les cas favorables, de construire une situation fictive (contre-factuelle) grâce à laquelle on peut mesurer le décalage entre ce qui s’est réellement produit et ce qui aurait pu se produire dans des circonstances différentes (et ce, grâce à la méthodologie économétrique). Ce principe méthodologique, c’est à dire la mesure de l’influence d’un facteur sur une évolution par la différence entre l’évolution réellement observée et celle hypothétique, à laquelle on aurait assisté si le facteur concerné n’avait pas existé, est peut-être, avec l’économétrie historique des séries temporelles [4], ce que cette première cliométrie a apporté de plus important aux chercheurs en sciences sociales en général et aux historiens en particulier. C’est aussi ce qu’elle peut apporter aux disciplines de gestion (que se serait-il passé, par exemple, tant pour les firmes américaines que pour l’économie du pays, si les lois antitrust n’avaient pas été adoptées ; quel impact a pu avoir telle ou telle loi sur la profitabilité des firmes par comparaison avec ce qui se serait passé sans ces lois).

C’est Fogel qui a dégagé les caractéristiques méthodologiques de la première cliométrie. Il considère comme fondamental le fait qu’elle privilégie la mesure et qu’elle reconnaisse l’existence de liens étroits entre la mesure et la théorie. Il ne fait aucun doute, que c’est la seconde caractéristique et non la première qui distingue la nouvelle école. En effet, à moins de s’accompagner d’un traitement statistique et/ou économétrique et d’une analyse quantitative systématique, la mesure n’est rien de plus qu’une autre forme d’histoire narrative. Elle remplace certes les mots par des chiffres, mais elle ne fait intervenir aucun facteur nouveau. En revanche, la cliométrie innove lorsqu’elle s’efforce de formuler toutes les explications du développement économique passé en termes de modèles hypothético-déductifs valables (tenant compte ainsi des interactions systémiques non-observables entre variables). En d’autres termes, la caractéristique essentielle de la cliométrie est le recours à ces modèles hypothético-déductifs qui appellent aux techniques les plus fines de l’économétrie, le but étant d’établir, sous forme mathématique, l’interaction des variables dans une situation donnée. Il s’agit, en général, de construire un modèle ¾d’équilibre général ou partiel ¾ qui représente les divers éléments constitutifs de l’évolution économique et qui montre la façon dont ils agissent les uns sur les autres. Le modèle d’équilibre général de Williamson (1974) est ici une référence incontournable. On peut ainsi établir des corrélations et/ou causalités pour mesurer l’importance relative de chacun sur une période de temps donnée.

A ce jour, les modèles hypothético-déductifs ont été principalement employés pour déterminer les effets des innovations, des institutions et des processus industriels sur la croissance et le développement économique. Puisque aucune archive n’indique ce qui se serait passé si les innovations en question ne s’étaient pas produites ou si les facteurs en cause n’avaient pas été présents, on ne peut le savoir qu’en édifiant un modèle hypothétique à partir duquel on peut déduire une situation fictive, c’est à dire la situation qui aurait existé en l’absence des circonstances en question. Certes, le recours à des propositions contraires aux faits n’est pas en lui-même chose nouvelle. De telles propositions interviennent sous forme implicite dans toute une série de jugements, dont certains sont d’ordre économique et d’autres non. Pensons, par exemple, à ce qui se serait produit si la France n’avait pas participé à la construction européenne.

Le recours aux propositions contraires aux faits n’a pas échappé à la critique. Beaucoup de chercheurs estiment, aujourd’hui encore, que le recours à des hypothèses qui ne peuvent être vérifiées produit non pas de l’histoire, mais de la quasi-histoire. Qui plus est, les résultats obtenus par les applications cliométriques les plus élaborées ont été moins décisifs que ne l’escomptaient nombre de cliomètres. Les détracteurs ont sans doute raison de conclure qu’en elle-même l’analyse économique, armée des instruments de l’économétrie, n’est pas en mesure d’expliquer de manière causale le processus et la structure de l’évolution et du développement. Il existe, à l’évidence, des ruptures non systématiques de la vie économique normale (guerres, mauvaises récoltes, psychoses collectives lors de paniques boursières, etc.) qui doivent faire l’objet d’analyses d’ensemble, mais que l’on considère trop souvent comme extrinsèques et que l’on délaisse au bénéfice d’une formulation a priori de supputations théoriques.

Néanmoins, malgré les déceptions causées par certaines de ses manifestations les plus extrêmes, la cliométrie enregistre aussi des succès, ainsi qu’une progression théorique continue. Le risque serait, bien évidemment, de laisser la théorie économique (ou celle produite par les disciplines des sciences de gestion comme, par exemple, la finance) négliger toute une documentation empirique qui peut enrichir notre connaissance des réalités de la vie économique. A l’inverse, il y a des constantes que la théorie peut aider à dégager et que seule la maîtrise de la théorie permet de distinguer entre le régulier et l’irrégulier, entre le prévisible et l’imprévisible.

 

Vers une seconde cliométrie plus « qualitative » ?

La cliométrie a aussi suivi le mouvement assez large des années 90 caractérisées par une reprise en compte des dimensions qualitatives et des institutions. C’est ici une nouvelle cliométrie (la seconde cliométrie), sans doute moins économétrique et plus nourrie à la fois des approches traditionnelles d’histoire économique, voire institutionnelle, ainsi que de la théorie des jeux (discipline qui étudie les interactions stratégiques entre acteurs rationnels, qui a trouvé aussi un large accueil dans les disciplines de gestion, cf. Nalebuff & Dixit, 1991) qui apparaît.

Lancée par North (1990), poursuivie par des auteurs tels que Greif (1997), cette cliométrie cherche à montrer toute l’importance des institutions [5] dans les processus de développement (qu’on peut étendre à celui des entreprises même si ce n’est pas le propos premier de North qui a plus à l’esprit l’analyse des évolutions des pays). Cette nouvelle cliométrie dépasse le simple quantitatif (comme la science économique elle-même l’a fait) pour passer à une théorie du développement des institutions et comment celles-ci peuvent bloquer des évolutions dans une trajectoire sous optimale. C’est une approche qui permet sans doute une réconciliation avec une histoire d’entreprise plus traditionnelle (celle qui, par exemple, va étudier pourquoi une entreprise a connu un échec lors d’une fusion ou une restructuration importante), en lui donnant des outils théoriques d’interprétation de ce qui s’est passé qui dépasse les seules intuitions.

 

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Au stade actuel, le principal acquis de la cliométrie est donc d’avoir lentement, mais progressivement, constitué, grâce à la mesure et la théorie, un ensemble solide d’analyses économiques de l’évolution historique. De plus, elle éclaire la théorie, la confortant ou la contestant en lui indiquant de nouvelles pistes de recherche comme en finance historique (sur le comportement des acteurs face à des évènements rares, sur leur degré de rationalité effective…). L’analyse statistique et économétrique rigoureuse, appuyée sur des données organisées systématiquement est devenue un outil incontournable pour le gestionnaire et l’économiste soucieux de fondements solides ancrés dans la permanence temporelle. Les jugements impressionnistes, étayés sur des chiffres douteux et des méthodes fallacieuses, ont aujourd’hui perdu beaucoup de crédit auprès des scientifiques sérieux et de bonne foi – même si bien sûr toute recherche en science sociale et de gestion contient une part d’hypothèses de départ, qu’une analyse historique purement descriptive peut aider à formuler. L’histoire économique comme l’histoire d’entreprise, en particulier, doivent dépasser le stade, certes utile, d’un récit illustrant par les faits la vie matérielle à différentes époques, pour se transformer en une tentative systématique d’explication afin d’apporter une réponse à des questions déterminées (et par là aider la théorie à se développer sans perdre le lien avec le réel en mouvement).

En extension, plus la quête des faits est dominée par la conception des problèmes, plus le travail de recherche se rapproche de ce qui constitue la véritable fonction de l’histoire économique (et de l’entreprise) au sein des sciences sociales. L’exercice est bien entendu délicat, l’ouverture à l’histoire visant précisément à revoir certains schémas théoriques pensés de façon trop a prioriste et ignorant la dimension du temps historique (irréversible), le même que celui auquel fait face le décideur dans la vraie vie des affaires.

La cliométrie peut apporter cette dimension de théorie calée sur l’histoire, et donc in fine réaliste. Elle est aussi discipline de synthèse et devrait ouvrir la voie à une science de gestion ouverte à la fois au réel et aux apports des sciences sociales et économiques dans leurs dimensions tant quantitative que qualitative. C’est une tâche ambitieuse mais nécessaire : mettre en évidence la permanence de certaines structures et d’invariants dans l’évolution de la vie des affaires tout en cherchant en même temps à développer une théorie du changement (tant il est vrai que la firme survit en s’adaptant). Déjà une multitude de disciplines des sciences de gestion sont gagnées par le mouvement. On doit, bien entendu, parler ici de la finance historique qui connaît ces dernières années un développement foudroyant (à côté des approches les plus mathématisées sur base des équations différentielles stochastiques). Soit elle permet d’étudier sur la longue durée les théories financières (et aider à les relativiser, à les contextualiser), soit elle permet d’étudier l’effet sur les marchés (sur l’évaluation des cours par exemple) d’évènements très rares, que par définition seule l’histoire peut nous permettre d’étudier. On pensera ici aux révolutions (impact sur le cours des emprunts d’état russes cotés à Paris par exemple, cf. Landon-Lane et Oosterlinck, 2005), aux successions d’état, aux crises majeures, etc. D’autres domaines sont abordés, par exemple les décisions d’entreprise. Par la constitution de larges bases de données et l’utilisation de l’économétrie on pourra déterminer s’il existe des patterns décisionnels différents selon les pays, les cultures, les secteurs. Comme l’économie de l’éducation a vu se développer un large pan cliométrique, on peut aussi concevoir des travaux à la fois sur les déterminants des choix des étudiants (leur rationalité) pour des études de gestion, l’impact des caractéristiques sociales des étudiants sur leurs choix, etc. De façon plus intéressante encore, on peut aussi s’intéresser à la genèse des écoles de gestion. Les historiens se sont jusqu’ici beaucoup intéressés à l’émergence (parfois difficile comme dans le cas anglais) des écoles d’ingénieur, en montrant que tantôt elles ont été mises en place par l’état (comme en France à la fin du 18 ème-19 ème siècles), conduisant à servir exclusivement les besoins de celui-ci et menant à de nouvelles créations institutionnelles, tantôt elles ont eu beaucoup de peine à émerger parce que les institutions éducatives ont un ethos anti-utilitaristes et les entreprises ne voyaient pas l’intérêt d’une formation académique dans ce secteur (ce fut le cas de l’Angleterre, cf. Guagnini, 1993). C’est le genre de sujet où la Nouvelle Histoire Institutionnelle peut s’avérer très utile (Greif, 1997). Il faut savoir par exemple que la première chaire de marketing à H.E.C date de 1961. On pourrait imaginer une étude sur les conditions structurelles qui ont amené à cette ouverture (ce qui pourrait donner des intuitions quant à la façon optimale d’organiser l’enseignement supérieur en gestion de façon à maximiser sa réactivité aux besoins). Comme les types d’éducation des gestionnaires ne sont pas identiques partout, on peut imaginer des études de long terme sur l’impact relatif des types d’éducation sur la performance individuelle des décideurs, et par agrégation des firmes du pays et sa performance économique globale. Mentionnons également l’apport probable de la démarche cliométrique pour penser l’innovation technologique (cf. les travaux de David, 1985, de Malerba, Nelson et Orsenigo, 2001, etc.).

Ce changement d’orientation intellectuelle, de re-formulation cliométrique, pourra ainsi aider la gestion à dépasser tant la méthode des cas (sans nier son utilité puisque, comme l’histoire, elle pousse le chercheur à tenir compte du particulier et à raffiner son schéma théorique en restant relié au réel) que des méthodes quantitatives (recherche opérationnelle, théorie des jeux, etc.) qui auraient trop tendance à reprendre des mathématiques la vision d’un temps immobile qui n’est pas celui sur lequel devraient travailler les spécialistes des sciences de gestion. Entre attention excessive aux particularités de chaque cas (conduisant à un relativisme radical) et une pensée a prioriste et platonicienne, la cliométrie peut aider la gestion à atteindre un certain équilibre. C’est ce qui s’est passé dans d’autres disciplines (certaines étant intimement reliées à la gestion) déjà (après certains excès de jeunesse), comme le droit (dans les pays anglo-saxons, moins en France), la sociologie, les sciences politiques, la géographie, etc. Réconcilier l’analyse historique traditionnelle avec une dimension théorique et quantitative (la mesure) est, sans aucun doute, la plus vigoureuse des tendances nouvelles des sciences sociales, l’élément qui, mieux que tout autre, distingue les conceptions de notre décennie de celles qui avaient cours auparavant (soit trop exclusivement quantitative, soit trop exclusivement descriptive). Chacun est prêt à en convenir, même les plus littéraires de nos collègues.

Les sciences sociales sont en voie de devenir techniquement beaucoup plus élaborées, sans renier leurs anciennes méthodes pour autant, et il est difficile de croire que ce mouvement se renversera. Il est évident, cependant, que de nombreux chercheurs, peut-être la majorité, n’ont pas encore admis les tendances nouvelles, celles qui visent à développer, par une méthodologie plus élaborée et par l’utilisation de concepts clairs répondant à des normes nouvelles, une science sociale authentiquement scientifique.

 

Jean-Luc DEMEULEMEESTER & Claude DIEBOLT, pour l'AFC. 
Mai 2006. 

 

 


[1] Le pas est franchi en 1958 avec la publication du célèbre article sur la rentabilité de l’esclavage. Cet article remet en question l’interprétation communément admise de l’esclavage aux Etats-Unis. Auparavant, les universitaires avaient soutenu que l’esclavage était une institution irrationnelle, sans lien avec l’économie, qui s’effondrait déjà sous son propre poids avant la Guerre de Sécession de 1861-1865. Ils avaient notamment évoqué l’augmentation du coût des esclaves pour les planteurs du Sud. Tout d’abord, Conrad et Meyer ont démontré que les écrits précédents avaient sous-estimé l’importance des preuves quantitatives directes qui révélaient qu’en réalité les plantations où travaillaient des esclaves étaient rentables. Ensuite, ils ont insisté sur le fait que la théorie de l’économie indiquait que la hausse du prix des esclaves ne reflétait pas l’effondrement d’un système non rentable, mais plutôt l’augmentation des profits espérés par les planteurs à partir de leur capital. Bien loin de s’écrouler l’économie fondée sur l’esclavage était saine et en pleine expansion.

[2] « Les historiens ne sont plus tout à fait ce qu’ils étaient. Ils ont par exemple appris à se servir de l’ordinateur, à construire des séries quantifiées et très sophistiquées, à la recherche du « fait explicatif », celui qui rend compte justement de la permanence ou de l’infléchissement d’une tendance économique, d’une courbe démographique, d’une tradition culturelle. Il se sont appropriés les méthodes et les instruments d’analyse des sciences sociales ou de l’anthropologie : la Nouvelle Histoire n’est plus l’ancienne » (Torres, 1987, p. 23).

[3] Prix Nobel d’économie en 1993, avec Robert Fogel, pour avoir renouvelé la recherche en histoire économique par l’application de la théorie économique et des méthodes quantitatives aux changements économiques et institutionnels.

[4] Cf. Darné & Diebolt (2004).

[5] L’ensemble des normes formelles, comme le droit, et informelles, comme la culture, qui ont été mises en place à un moment donné du temps pour homogénéiser les systèmes de signification et par là réduire les coûts de transaction et faciliter les interactions sociales… sans prendre consciemment en compte leurs implications dynamiques, c’est-à-dire le fait que des groupes d’individus, entreprises, institutions au sens commun du terme, syndicats, partis politiques, vont s’appuyer sur celles-ci pour faire avancer leurs intérêts, cristallisant ces institutions qui font donc preuve de peu de flexibilité.