La Nouvelle histoire économique (terme proposé par Jonathan Hughes) ou Cliométrie (terme élaboré par Stanley Reiter), littéralement mesure de l'histoire, est d'origine toute récente. Les premiers à s'en réclamer ont été Conrad & Meyer en 1957 et 1958.
La naissance de la cliométrie a marqué une révolution, une rupture totale avec l'histoire économique traditionnelle. Que cela soit vrai ou non, la chose est, aujourd'hui, sans doute de peu d'importance. Un défenseur de la nouvelle école aussi éminent que Robert Fogel perçoit lui-même une évidente continuité entre l'histoire économique ancienne et la nouvelle. Ce qui ne fait aucun doute c'est que, depuis la fin des années 1950, l 'histoire économique accorde une place de plus en plus importante à la théorie. Elle a aussi recours à une analyse statistique et économétrique de plus en plus rigoureuse pour la simple raison qu'un bon nombre des problèmes non résolus de l'histoire économique sont tels que les seuls réponses intellectuellement satisfaisantes sont, par définition, quantitatives.
La cliométrie n'intéresse pas uniquement l'histoire économique au sens limité et technique du terme. Elle modifie la recherche historique en général. Elle représente la projection quantitative des sciences sociales dans le passé. La question de savoir, par exemple, si l'esclavage a profité ou non aux Etats-Unis avant la guerre de Sécession ou si les chemins de fer ont eu d'importantes répercussions sur le développement de l'économie américaine est aussi importante pour l'histoire générale que pour l'histoire économique et elle pèsera obligatoirement sur toute interprétation ou évaluation (anthropologique, juridique, politique, sociologique, psychologique, etc…) du cours de l'histoire américaine.
En outre, la cliométrie s'inscrit en faux contre l'une des hypothèses fondamentales de l'école idéaliste selon laquelle l'histoire ne peut jamais apporter de preuves scientifiques du fait qu'il n'est jamais possible de soumettre à l'expérimentation des événements historiques par définition uniques. Elle répond à cela qu'il est, au contraire, possible, au moins dans les cas favorables, de construire une situation fictive (contre-factuelle) grâce à laquelle on peut mesurer le décalage entre ce qui s'est réellement produit et ce qui aurait pu se produire dans des circonstances différentes. Ce principe méthodologique, c'est à dire la mesure de l'influence d'un facteur sur une évolution par la différence entre l'évolution réellement observée et celle hypothétique, à laquelle on aurait assisté si le facteur concerné n'avait pas existé, est peut-être, avec l'économétrie historique des séries temporelles, ce que la cliométrie a apporté de plus important aux chercheurs en sciences sociales en général et aux historiens en particulier.
C'est Fogel qui a dégagé les caractéristiques méthodologiques de la cliométrie. Il considère comme fondamental le fait qu'elle privilégie la mesure et qu'elle reconnaisse l'existence de liens étroits entre la mesure et la théorie. Il ne fait aucun doute, que c'est la seconde caractéristique et non la première qui distingue la nouvelle école. En effet, à moins de s'accompagner d'un traitement statistique et/ou économétrique et d'une analyse quantitative systématique, la mesure n'est rien de plus qu'une autre forme d'histoire narrative. Elle remplace certes les mots par des chiffres, mais elle ne fait intervenir aucun facteur nouveau. En revanche, la cliométrie innove lorsqu'elle s'efforce de formuler toutes les explications du développement économique passé en termes de modèles hypothético-déductifs valables. En d'autres termes, la caractéristique essentielle de la cliométrie est le recours à ces modèles hypothético-déductifs qui appellent aux techniques les plus fines de l'économétrie, le but étant d'établir, sous forme mathématique, l'interaction des variables dans une situation donnée. Il s'agit, en général, de construire un modèle - d'équilibre général ou partie l- qui représente les divers éléments constitutifs de l'évolution économique et qui montre la façon dont ils agissent les uns sur les autres. Le modèle d'équilibre général de Williamson (1974) est ici une référence incontournable. On peut ainsi établir des corrélations et/ou causalités pour mesurer l'importance relative de chacun sur une période de temps donnée.
A ce jour, les modèles hypothético-déductifs ont été principalement employés pour déterminer les effets des innovations, des institutions et des processus industriels sur la croissance et le développement économique. Puisque aucune archive n'indique ce qui se serait passé si les innovations en question ne s'étaient pas produites ou si les facteurs en cause n'avaient pas été présents, on ne peut le savoir qu'en édifiant un modèle hypothétique à partir duquel on peut déduire une situation fictive, c'est à dire la situation qui aurait existé en l'absence des circonstances en question. Certes, le recours à des propositions contraires aux faits n'est pas en lui-même chose nouvelle. De telles propositions interviennent sous forme implicite dans toute une série de jugements, dont certains sont d'ordre économique et d'autres non. Pensons par exemple, à ce qui se serait produit si l'on s'était opposé en 1936 à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler.
Le recours aux propositions contraires aux faits n'a pas échappé à la critique. Beaucoup de chercheurs estiment, aujourd'hui encore, que le recours à des hypothèses qui ne peuvent être vérifiées produit non pas de l'histoire, mais de la quasi-histoire. Qui plus est, les résultats obtenus par les applications cliométriques les plus élaborées ont été moins décisifs que ne l'escomptaient nombre de cliométriciens. Les détracteurs ont sans doute raison de conclure qu'en elle-même l'analyse économique, armée des instruments de l'économétrie, n'est pas en mesure d'expliquer de manière causale le processus et la structure de l'évolution et du développement. Il existe, à l'évidence, des ruptures non systématiques de la vie économique normale (guerres, mauvaises récoltes, psychoses collectives lors de paniques boursières, etc…) qui doivent faire l'objet d'analyses d'ensemble, mais que l'on considère trop souvent comme extrinsèques et que l'on délaisse au bénéfice d'une formulation a priori de supputations théoriques.
Néanmoins, malgré les déceptions causées par certaines de ses manifestations les plus extrêmes, la cliométrie enregistre aussi des succès, ainsi qu'une progression théorique continue. Le risque serait, bien évidemment, de laisser la théorie économique négliger toute une documentation empirique qui peut enrichir notre connaissance des réalités de la vie économique. A l'inverse, il y a des constantes que la théorie peut aider à dégager et que seule la maîtrise de la théorie permet de distinguer entre le régulier et l'irrégulier, entre le prévisible et l'imprévisible.
Au stade actuel, le principal acquis de la cliométrie est donc d'avoir lentement, mais progressivement, constitué, grâce à la mesure et la théorie, un ensemble solide d'analyses économiques de l'évolution historique. Rien, désormais, ne remplace l'analyse statistique et économétrique rigoureuse, appuyée sur des données organisées systématiquement. Les jugements impressionnistes, étayées sur des chiffres douteux et des méthodes fallacieuses, à l'insuffisance desquels suppléent les impressions subjectives ont aujourd'hui perdu tout crédit auprès des scientifiques sérieux et de bonne foi. L'histoire économique, en particulier, doit cesser d'être un récit illustrant par les faits la vie matérielle à différentes époques, pour se transformer en une tentative systématique afin d'apporter une réponse à des questions déterminées. En extension, plus la quête des faits est dominée par la conception des problèmes, plus le travail de recherche se rapproche de ce qui constitue la véritable fonction de l'histoire économique au sein des sciences sociales.
Ce changement d'orientation intellectuelle, de re-formulation cliométrique, pourra ainsi gagner des disciplines connexes (le droit, la sociologie, les sciences politiques, la géographie, etc…) et y engendrer des transformations analogues. En effet, la préoccupation du quantitatif et du théorique est, sans aucun doute, la plus vigoureuse des tendances nouvelles des sciences sociales, l'élément qui, mieux que tout autre, distingue les conceptions de notre décennie de celles qui avaient cours après la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1980. Chacun est prêt à en convenir, même les plus littéraires de nos collègues. Cet intérêt n'a rien qui doive surprendre. L'un des faits qui caractérise la jeune génération actuelle est, très certainement, que la formation intellectuelle est beaucoup plus profondément marquée par la science et par l'esprit scientifique que celle des générations qui nous ont précédés. Il ne faut donc pas s'étonner que les jeunes chercheurs aient perdu patience devant les tâtonnements de l'historiographie traditionnelle et aient cherché à fonder leur œuvre sur des assises moins artisanales.
Les sciences sociales sont donc en voie de devenir techniquement beaucoup plus élaborées et il est difficile de croire que ce mouvement se renversera. Il est évident, cependant, que de nombreux chercheurs, peut-être la majorité, n'ont pas encore admis les tendances nouvelles, celles qui visent à développer, par une méthodologie plus élaborée et par l'utilisation de concepts clairs répondant à des normes nouvelles, une science sociale authentiquement scientifique.
Claude DIEBOLT, pour l'AFC.
Été 2004.