La cliométrie est une discipline encore jeune. Certes, elle a déjà obtenu, grâce aux travaux actifs de chercheurs de tous les pays, des résultats considérables. Nous notons tout particulièrement l'attribution, en 1993, du prix Nobel d'économie à Robert Fogel et Douglass North pour avoir renouvelé la recherche en histoire économique par l'application de la théorie économique et des méthodes quantitatives aux changements économiques et institutionnels. Néanmoins, l'on peut dire sans exagération qu'elle n'a pas résolu ses problèmes scientifiques propres, et même qu'elle n'a pas cherché suffisamment à les résoudre. Celui de ses méthodes en premier lieu, mais aussi celui de son but, celui de son objet, celui de sa nature, celui même de sa définition.
Tous ces problèmes dérivent en fait de la même source : la cliométrie est une discipline de synthèse, confinant d'une part à la science historique, d'autre part à la science économique. De ce fait, certaines conditions lui sont imposées, comme à toutes les disciplines du même genre ; théoriquement tout au moins, car, en fait, le plus souvent les chercheurs ne réalisent pas l'appréhension synthétique nécessaire, et c'est ce qui explique l'état encore insuffisant des études cliométriques.
Le problème, reconnaissons-le, est complexe. Il s'agit non seulement d'exposer des faits isolés, mais aussi de les grouper pour les replacer dans l'ensemble du système économique auquel ils appartiennent. Il faut non seulement décrire, mais aussi expliquer en analysant les mécanismes dans leur structure et leur fonctionnement. Il faut, enfin, envisager les faits et les systèmes sous leur aspect statique, c'est-à-dire à un moment donné, et aussi les saisir dans leur évolution, ce qui suppose l'examen des diverses transformations qu'ils subissent, puis la recherche des causes, économiques ou non, qui les expliquent, enfin l'étude des conséquences, économiques ou non, qui en résultent.
On est ainsi amené à embrasser des faits qui, très limités d'un côté et extrêmement vastes de l'autre, débouchent non seulement sur l'histoire et sur la science économique mais, au delà, sur les autres sciences humaines et sociales, et aussi, à l'intérieur de chaque branche, sur la recherche minutieuse et limitée des faits isolés et en même temps sur l'étude la plus ample de la mécanique sociale, sur le microscopique et sur le macroscopique.
D'autre part, il est bien certain que la démarche cliométrique pour elle-même ne présente pas grand intérêt, car elle consisterait à mettre bout à bout des collections de faits soigneusement étiquetés et dont l'utilité serait fort réduite. De même, concevoir la cliométrie comme une simple partie de la science historique, comme un des nombreux aspects de ce que l'on appelle un peu vaguement l'histoire générale, constituerait une position unilatérale qui risquerait de faire oublier tout le côté économique de cette discipline et de laisser s'accréditer chez les historiens des explications erronées et des interprétations inexactes de certains faits économiques. Enfin, concevoir la cliométrie comme une simple dépendance de l'économie politique comporterait des inconvénients analogues mais inverses, et risquerait en outre de lui imposer les impératifs encore incertains et fort changeants d'une science économique, elle aussi en pleine transformation.
Théoriquement, il n'y a donc de salut que dans la conception : cliométrie - science de synthèse. Mais cette solution, pour idéale qu'elle soit, ne peut être mise en œuvre pratiquement sans de grandes difficultés : la formation scientifique des chercheurs et leur tempérament personnel, la routine des conceptions, l'orientation des travaux personnels de chacun, les changements dans la conception des études historiques ou économiques sont des obstacles qu'il est en fait beaucoup plus difficile à surmonter qu'on ne l'imagine a priori. Il en résulte une dualité, encore aujourd'hui fort irritante et surtout fort préjudiciable au progrès de la cliométrie.
Pourtant, l'histoire et la science économique présentent ce trait commun, qu'elles partagent avec bien d'autres, d'être des sciences humaines et sociales, visant à saisir l'homme et les groupes d'hommes dans leur totalité, pour apporter une connaissance et une compréhension plus profondes et plus complètes des problèmes de l'individu et des sociétés afin d'élaborer des solutions plus efficaces. La cliométrie peut constituer un lien entre les deux. D'une part, elle peut servir l'histoire en aidant à reconstituer l'évolution des sociétés passées non plus à partir de faits anecdotiques et individuels, d'événements politiques, diplomatiques ou militaires exclusivement, mais en tenant compte du rôle historique des structures matérielles, des faits de masse et des forces inconscientes. D'autre part, elle peut servir la science économique en rattachant ses abstractions au réel en lui fournissant un ensemble de données concrètes qui constitueront, pour le théoricien de l'économie, des points de référence et de confrontation précis. En bref, la cliométrie peut être une partie de cette explication si nécessaire du mécanisme de la vie sociale que les sociétés passées, avec une inconscience quasi totale, ont cru posséder, alors qu'elles ignoraient délibérément les problèmes humains les plus élémentaires, et que nos sociétés actuelles cherchent désespérément pour s'accrocher enfin à une conception ferme de la vie.
En d'autres termes, nous estimons qu'aujourd'hui, plus que jamais peut-être, il s'agit de dire qu'il n'y a pas de sciences sociales, il n'y a pas de sciences économiques, ni de sciences historiques sans cliométrie !
Claude DIEBOLT, pour l'AFC.
Été 2001.